A la Mémoire de Léo Desaivre – Champdeniers – 1933

A la Mémoire de Léo Desaivre

Discours prononcé le 15 Octobre 1933 à Champdeniers pour l’inauguration d’une plaque commémorative

Sur la proposition d’un de ses membres, le Dr Ricochon, de Champdeniers, la Société Historique et Scientifique des Deux-Sèvres a pris l’initiative d’apposer une plaque commémorative sur la maison que Léo Desaivre avait longtemps occupée à Champdeniers.
L’inauguration de cette plaque eût lieu le 10 octobre 1933 en présence des représentants de la famille du regretté érudit poitevin : Mme Léo Desaivre, sa veuve, M. le colonel Desaivre, son fils ; Mesdemoiselles de Cadoudal ses petites-filles (1).
M. P. Ourmet, préfet des Deux-Sèvres, M. le Dr Jouffrault, député de la première circonscription de Niort, M. Berger, maire de Champdeniers, M. Chantecaille, conseiller général du canton, assistaient à la cérémonie, ainsi que des représentants de la Société Historique et de nombreuses personnalités de Niort, de Champdeniers et des environs.
Le discours suivant, que le Président de la Société Historique devait prononcer à la manifestation, fut lu par le Dr Merle, après que celui-ci eût présenté les excuses de M. G. Giraudias, retenu à Niort par les inquiétudes que lui inspirait la santé d’un membre de sa famille.

(1) Voir dans les journaux locaux et régionaux de l’époque le compte rendu de cette cérémonie, en particulier dans le Mémorial des Deux-Sèvres du 17 octobre 1933. Au cours de cette cérémonie, outre le discours du Président de la Société Historique M. M. Berger, maire de Champdeniers ; M. le Dr Jouffrault, député ; M. Ourmet, Préfet des Deux-Sèvres, prirent successivement la parole pour retracer les divers aspects de la vie et de l’activité du Dr Léo Desaivre. Le colonel Desaivre répondit à tous avec émotion et reconnaissance.

MESDAMES, MESSIEURS,

Je dois tout d’abord exprimer à mon ami, le docteur Ricochon, au nom de la Société que j’ai l’honneur de présider, toutes mes félicitations pour l’initiative qu’il a prise en faveur de la commémoration de son compatriote, le docteur Léo Desaivre. Mais qu’il ait songé à mettre cette commémoration sous le patronage de la Société Historique et Scientifique des Deux-Sèvres, il y a là un geste dont nous avons apprécié toute la délicatesse et, il faut bien le lui dire aussi, tout l’à propos ; un geste dont je tiens à lui exprimer ici toute notre reconnaissance. Car nous avons des raisons toutes particulières d’être fidèle au souvenir de votre distingué compatriote, et il m’est agréable de les exposer très succinctement aujourd’hui devant cette sympathique Assemblée.
Certes, le docteur Desaivre n’appartient pas qu’à nous. Avec un dévouement dont d’autres orateurs vous dérouleront les divers aspects, il s’est mis au service de ses compatriotes, de sa petite ville, de son canton, de sa province, de la France entière.
Médecin, il a vécu la vie humble, laborieuse et bienfaisante  du praticien de campagne, et travaillé au soulagement des misères morales et matérielles. Patriote, il a héroïquement rempli son devoir quand la France menacée a fait appel à tous ses enfants et, comme capitaine de Mobiles, il a concouru à cette résistance sans espoir qui sauva l’honneur du Pays.
Et, lorsque la confiance de ses concitoyens l’appela à des postes qui comportent plus de peines que d’honneurs et plus de responsabilités que de prérogatives, il ne se déroba pas. 11 s’efforça de servir à la fois, même sous l’Empire, le triomphe de ses convictions politiques et les intérêts de ses commettants.
Il ne m’incombe pas de vous parler de sa vie professionnelle ni de sa vie politique. Ce n’est pas la seule importante. Ce n’est même pas, à mon avis, la plus importante. Et, dans la cérémonie d’aujourd’hui,  l’érudition et l’histoire ont, je crois, le droit de revendiquer la meilleure part.
Peut-être, s’il eût pu choisir, en eût-il décidé autrement. Il eût, sans doute, préféré maintenir un contact  libre et permanent avec les hommes ; mais la destinée ne devait pas le lui permettre ! Une précoce infirmité le contraignit à se replier en lui-même. Une surdité presque totale l’amena à renoncer  prématurément à ses mandats politiques et même à ses pratiques professionnelles.

Mais il ne renonçait pas, pour autant, à se rendre utile. La surdité l’isolait du monde des vivants. Il se retira dans le monde des morts et des choses inertes, asile inviolable où les défaillances de ses sens ne pouvaient  le poursuivre. Bienheureuse infirmité, dirons-nous avec un cruel égoïsme, qui nous a valu tant de recherches fécondes et tant de travaux précieux !
Léo Desaivre a passé ses premières années dans une étude de notaire, celle même de son père, à  Champdeniers. Son enfance s’est développée au milieu des cartons verts bourrés de dossiers. Il a connu, à l’heure où l’imagination dirige toute l’activité intellectuelle, le sortilège étrange qui sort des vieux grimoires, des papiers timbrés au sceau des Régimes successifs. J’en puis parler sans ironie. Je sais trop moi-même, par goût, et aussi par métier, la richesse évocatrice de ces parchemins jaunis où des aïeux, depuis longtemps disparus, ont déposé le secret de leurs intérêts, de leurs habitudes et de leurs affections.
Dès son jeune âge, et même s’il ne s’y est abandonné que plus tard, et progressivement, Léo Desaivre a connu la vocation de l’érudit, cette passion qui vous appelle à la chasse du vieux document et du texte inédit. Passion qui causait ses joies secrètes, joies de la trouvaille, joies de la découverte du sens caché d’une phrase incomplète ou ambiguë. Sentir les hommes d’autrefois surgir de ce papier inanimé, voir telle zone encore blanche sur la carte du passé traversée, grâce à vous, d’une route inconnue, quelle volupté pour le chercheur solitaire et quelle revanche à la trahison de ses sens !
Les témoignages du passé ! Ils s’inscrivent encore dans tous ces travaux qui expriment l’activité humaine, dans telle voie romaine, dans ce gué qui traverse le cours de l’Egray ou de la Sèvre, dans telle église ou dans tel vieux logis, dans la disposition de ces cimetières abandonnés où nous retrouvons dans les tombes le secret des civilisations disparues.
Tout, pour l’historien, vieux textes, vieux monuments, monnaies enfouies, chemins creux, forêts ou marécages, tout est thème à méditation, tout est témoignage. Tout relève de sa curiosité. Une telle vocation, quand elle vous a saisie, comment s’en affranchir ?
« L’histoire, a dit Michelet, ne tâche point son homme. Qui a bu une seule fois à ce vin fort et amer y boira jusqu’à la mort ».

Membre de la Société de Statistique depuis 1879, membre fondateur de la Société Historique et Scientifique des Deux-Sèvres, membre fondateur de la Société des Archives historiques du Poitou, membre de la Société des Antiquaires de l’Ouest, Léo Desaivre a laissé derrière lui une œuvre qui étonne par son abondance et sa diversité. Nous devons à M. Alphonse Farault, conservateur de la bibliothèque municipale de Niort, un relevé complet de ses travaux. Il ne comprend pas moins de 541 articles qui s’échelonnent de 1865 — date de sa thèse de doctorat en médecine — à 1918, deux ans après sa mort. Articles de portée inégale sans doute, mais qui témoignent d’une activité surprenante, étendue aux domaines les plus divers.
Elle est dispersée — en dehors de quelques tirages à part — dans un grand nombre de publications, depuis l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux (où Léo Desaivre a donné plus de deux cents réponses) et la Revue des Traditions Populaires où nous lisons 117 articles, jusqu’aux Mémoires de la Société des Antiquaires de l’Ouest, de la Société de Statistique, de la Société Historique et de la Revue du Bas-Poitou où nous trouvons les plus importants travaux de l’Historien.
Evidemment, une énumération complète de ces travaux serait fastidieuse ; il nous sera permis cependant de mentionner ses recherches sur Niort, avec ses monographies si documentées sur le siège de Niort, sur son château, sur ses cimetières, sur l’Election de Niort au XVIIIe siècle, enfin sur l’Athénée.
Rappelons encore sa monographie de la commune rurale de Saint-Maxire où il avait des attaches de famille. Enfin, et surtout, peut-être, cette histoire de Champdeniers, que M. Berger a commentée si éloquemment tout à l’heure.
Le témoignage des textes et des pierres, voilà la première réponse qu’apporte le passé à qui l’interroge.
Mais il est une autre réponse, — plus directe et plus suggestive, — c’est, celle qui s’inscrit dans la langue, dans les vieilles coutumes et les vieux costumes, dans les superstitions populaires, dans les récits et dans les chants ; tradition orale qui se transmet de génération en génération sous le manteau de la cheminée.
Son enfance s’est passée parmi vous, dans ce coin délicieux du Poitou, à l’extrême pointe de cette haute falaise de Gâtine d’où l’on domine la plaine où montent à l’horizon les clochers de Niort.
Dans l’étude de son père, il a écouté les clients raconter des scènes de la Révolution ou des guerres de la Chouannerie. Il apprenait, sur le banc de pierre de la Mère Sabourin, sa voisine, ces vieux contes du pays celui de Jean le Sot et celui de La Dame qui mange les enfants. C’est l’heure où l’on tremble délicieusement devant tous les inconnus de la vie ; il entendait parler de la Galipote et de la Bigourne, des cavernes habitées par les serpents, de la Dame qui se transforme en Loup-garou, de tout ce merveilleux, terrifiant ou gracieux qui rehaussait la banalité des existences villageoises.

Il écoutait les chants d’enfants :
Là-bas, là-bas
Frère Colas
Y a un loup gris
Frère gris,

les devinettes, les rondes et les jeux avec leurs appels rythmés, les mêmes qui servent encore aujourd’hui.
Ainsi, toute une branche de l’activité humaine lui fut découverte, celle qui touche à l’art, aux mœurs, aux croyances, celle qui modèle l’âme d’un peuple suivant certaines normes invariables.
A l’heure où tout se transformait autour de lui, où le patois reculait peu à peu sous la double pression de l’école et du journal, où les costumes locaux disparaissaient pour faire place à une monotone banalité, où les superstitions se cachaient pour ne plus troubler que certaines régions imperméables de l’âme populaire, il prit à tâche d’enregistrer ce qui restait encore du vieux Poitou, de le fixer sur le papier et d’en laisser un souvenir attendri aux générations si facilement oublieuses qui se succèdent sur le même sol.
Dès 1869, nous le voyons consacrer un article à la Chasse-Gallery. En 1877, il publie dans Mélusine : Des formules, dicts et devinettes. Mais c’est surtout par sa collaboration assidue à la Revue des Traditions populaires qu’il a apporté une contribution d’une valeur inappréciable à l’étude du folklore poitevin. Croyances, présages, mythologie locale, prières et conjurations, danses et chants, contes et légendes, il a ramené jusqu’à nous, d’un coup de filet, des trésors engloutis.
Mais son œuvre capitale est son livre sur le Mythe de la Mère Lusine. Nulle légende n’a tenu plus de place dans notre Poitou. La Mère des Lusignan, la constructrice qui s’élance à travers les airs, son devanteau chargé de pierres des châteaux de Mervent, de Salbart et de Maillezais, tient une place à part dans la mythologie de notre pays. Léo Desaivre ne devait pas se borner à enregistrer la légende avec ses aspects divers : la femme serpent, la banshce, la femme qui annonce des malheurs dans une famille, la bâtisseuse. Remontant à l’origine de la légende, il trouve d’abord l’œuvre d’un conteur et d’un poète, celle de Jehan d’Arras et celle de Couldrette. Poussant plus loin, il découvre une simple divinité gauloise, une humble fontaine divinisée qu’il appelle la Mère Lusine, que d’autres érudits et, au premier rang de ceux-ci, l’illustre Gaston Paris, appelleront Merlusine.
A-t-il touché le roc ? Le fondement véritable de la légende ? Il aperçoit, au contraire, à travers le monde, de surprenantes coïncidences. Sa Mélusine, femme jusqu’à la ceinture et dont le reste du corps était andouille serpentine, pour parler comme Rabelais, la fée à la chevelure blonde et au sourire ambigu, ce n’est pas seulement le comte Raymondin qui l’a rencontrée auprès de la fontaine. On la retrouve dans les mythologies slaves et indiennes. Nous sommes en présence d’un de ces mythes universels dont on ne saurait assigner l’origine et où l’humanité tout entière s’est mirée un instant.
Ici l’érudit rejoint le mythologue et son œil embrasse un immense panorama. Léo Desaivre ne voulut pas être inégal au vaste sujet qu’il avait découvert sans le chercher. On ne saurait dire qu’il a épuisé la matière et certaines de ces vues sont contestées ; mais il a eu le mérite d’autant plus précieux que nous savons l’insuffisance des instruments de travail qu’il avait sous la main, de réunir sur la légende de Mélusine la documentation la plus vaste et la plus impressionnante.
« Nous avons préféré, dit-il modestement dans une de ses brochures, fournir à d’autres les matériaux d’un travail d’ensemble, suivant en cela l’exemple de beaucoup de nos collègues de province qui laissent aux érudits de la capitale le soin d’utiliser leurs modestes recherches. »
Léo Desaivre se calomnie un peu lui-même. La tâche de synthèse qu’il abandonnait à d’autres, rien n’assure qu’elle lui aurait été interdite. Il a préféré cependant se borner à sa mission de chercheur obstiné.
Tâche minutieuse, tâche ingrate et que n’épargnent pas d’ordinaire les sarcasmes et les ironies. Combien sont-ils, de beaux esprits à l’imagination courte, qui tournent en dérision les travaux des sociétés savantes de province, cette analyse minutieuse des textes, ces gloses sur des faits oubliés ou sur des pierres rongées par le temps, cette résurrection de mœurs disparues.

N’y devrions-nous voir cependant qu’un jeu subtil de l’intelligence, une manifestation sans utilité apparente de l’activité humaine, nous devrions admirer ce qui s’y dépense de dévouement désintéressé. Nous ne sommes pas assez riches de générosité, dans une société dont la soif de l’argent est le principal ressort, pour dédaigner ces efforts qui n’attendent aucun salaire et dont le but est de sauver quelques parcelles d’un patrimoine menacé.
Mais il y a autre chose. Ces obstinés chercheurs concourent à une œuvre qui les dépasse et dont nous sentons de plus en plus la nécessité.
Un des meilleurs écrivains de notre temps, M. Charles Seignobos, écrivait récemment dans son introduction à une Histoire sincère de la Nation française :
« L’histoire de France enseignée dans les écoles et connue du public, est surtout l’œuvre des historiens en renom des deux premiers tiers du XIXe siècle ; ils travaillaient dans des conditions qui les empêchaient de se-faire une idée juste du passé. Les documents dont ils se servaient provenaient tous des classes privilégiées : hommes d’Église, hommes de loi, hommes de guerre, qui s’intéressaient peu à la masse inférieure de la population. L’histoire est devenue un panégyrique inconscient des autorités officielles, tandis que la vie de la population est laissée dans l’ombre. »
Eh oui ! Ces grands historiens de jadis, les Michelet, les Augustin Thierry, ces prodigieux poètes de l’histoire, nous ont transmis du passé des images fulgurantes, mais légendaires. Ils nous ont fait connaître seulement la vie extérieure de notre pays. Leurs livres resteront comme une œuvre d’art magnifique, mais qui ne doit être consultée qu’avec circonspection.
Maintenant il faut revenir à pied d’œuvre. Il faut préparer, pour de grands historiens à venir, les bases inébranlables où poser les constructions futures.
C’est à cette œuvre obscure, mais nécessaire, que concourent les érudits comme Léo Desaivre, auprès duquel je puis inscrire d’autres noms, comme celui de Gelin. La postérité ne saura trop reconnaître leurs services, pour entretenir dans les jeunes générations, non seulement la flamme du souvenir, mais encore, mais surtout, celle de l’émulation.

En célébrant le Dr Desaivre, c’est cette famille des érudits et des chercheurs que vous avez voulu, mon cher ami, appeler pour un jour à l’honneur et proposer à la reconnaissance comme à l’admiration de tous.

G. GIRAUDIAS,
Président de la Société Historique et Scientifique des Deux-Sèvres.

Bulletin de la Société historique et scientifique des Deux-Sèvres – Tome 6 – 1er, 2e, 3e et 4e trimestres de 1933

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